Mais, dès le deuxième paragraphe, Val Patterson s’éloigne de l’exercice nécrologique qui prend d’habitude la forme d’une notice biographique retraçant les grands événements d’une vie. Il préfère faire des révélations. Un décalage qui a valu à son texte d’être remarqué et repris par les réseaux sociaux et la presse nationale. « Il se trouve que JE SUIS le type qui a volé le coffre-fort du [motel] Motor View Drive Inn en juin 1971. J’aurais pu le taire, mais je préfère me libérer de ce poids. Aussi, je ne suis pas titulaire d’un doctorat. Ce qui s’est passé, c’est que le jour où je suis allé payer mon prêt étudiant, la fille qui travaillait là a mis le reçu sur la mauvaise pile, et deux semaines plus tard, j’ai reçu par courrier un doctorat », confesse-t-il.
L’étrange démarche de Val Patterson n’est pas une extravagance unique, mais la première d’une série de nécrologies écrites par les morts avant leurs décès (self-written obituaries en anglais), émouvantes ou mordantes, souvent confiées à la famille qui les fait paraître ensuite dans un journal local.
Le phénomène, d’abord relayé par des blogs qui donnent des conseils pour réussir sa propre nécrologie (n’oubliez pas votre mère dans les remerciements et « soyez vous-mêmes »), a fait l’objet d’une conférence TedX, à Miami en 2011, puis été mentionné par des médias aussi divers que le New York Times, le site Huffington Post, le quotidien populaire USA Today ou Man Repeller, un blog de mode ultra-branché.
« Les titres de presse disparaissent peu à peu aux Etats-Unis, constate l’écrivain Alex Beam, qui a consacré un article sur les « auto-nécrologies » dans le New York Times. Les nécrologies classiques, écrites par des journalistes, sont donc lentement remplacées par des avis de décès payants. La plupart du temps, ce sont les proches survivants qui écrivent un éloge funèbre, mais cela devient de plus en plus courant d’écrire le sien. »
Dans un pays où l’avis de décès à la française, qui indique simplement le lieu et la date de l’inhumation, n’existe pas, chacun dit au revoir à sa manière. Elégamment, comme Margaret Aitken Holcombe, une habitante de Caroline du Sud morte d’un cancer, qui rend autant hommage à ses médecins qu’à ses proches. Façon Monty Python pour un grand-père du Delaware, disparu à 80 ans : « Walter George Bruhl Jr. […] est une personne morte ; il n’est plus ; il a cessé d’exister ; […] il a expiré et va rencontrer son créateur ». Tout en sobriété, comme le comédien James Rebhorn, aperçu dans Basic Instinct ou la série Homeland, qui, en Américain modèle, a eu un mot pour tous : sa famille, ses amis, ses professeurs, ses agents hollywoodiens, sans oublier Dieu.
Rédiger le bilan de sa vie serait une façon d’alléger le fardeau d’une disparition, vantent les nombreux articles consacrés au sujet. Pour celui qui tient la plume et sait que la mort le guette, la recette permet de replonger dans des souvenirs heureux, dire merci à ceux qui ont éclairé l’existence, exiger un certain type de cérémonie, clarifier les modalités de succession… Il s’agit aussi, dans une époque envahie par la communication, de garder la main sur le récit (story-telling pour les pros) qui résumera notre passage sur Terre et parviendra peut-être à nos arrière-arrière-arrière-petits-enfants… Mieux vaut donc bien se relire et éviter les fautes d’orthographes.
Pour les survivants aussi, l’« auto-nécrologie » a ses avantages. « Le fait que ma mère ait elle-même écrit son texte était le meilleur cadeau qu’elle puisse faire à moi et à ma famille, confie Bonnie Upright, la fille d’Emilia Philips, partie il y a un an. Cela nous a aidé à faire notre deuil et à être en paix dans un moment douloureux. Elle nous l’a lu alors qu’elle était à l’hôpital, sur son lit de mort. Nous avons ri au milieu des larmes. Je n’oublierai jamais ce moment qui fut le plus tendre de ma vie. »
« Cela me fait de la peine de l’admettre mais, apparemment, je suis morte, a couché sur le papier sa mère, morte à 69 ans d’un cancer du pancréas. […] Je suis née, j’ai cligné des yeux et c’était fini. Aucun immeuble ne porte mon nom, aucun monument ne fut érigé en mon honneur. Mais j’ai eu la chance de connaître et d’aimer autant mes amis que ma famille. Peut-on être plus heureux ? […] Aujourd’hui, je suis heureuse et je danse. Probablement nue. Je vous aime pour toujours. Emily. »
Si elle fut suffisamment à l’aise avec l’écriture, ce n’est pas le cas de tous. Une faiblesse repérée par certains qui ont décidé d’en faire leur business. Le site Obituare.com propose par exemple de suivre un processus en quatre étapes au soir de sa vie. 1. Rentrer son nom, sa date et son lieu de naissance, la ville où l’on est domicilié. 2. Charger sa photo (et prendre le temps de bien la choisir). 3. Écrire son fragment (le site peut aider à la rédaction si besoin). 4. Choisir une date de publication et procéder au paiement (entre 5 et 9 dollars mensuels en fonction des options choisies).

Capture d’écran du site Obituare.com
« Une fois que l’utilisateur a envoyé toutes ses informations, nous nous assurons de l’orthographe et de la grammaire puis validons la nécrologie. Celle-ci paraîtra à la date choisie et restera sur notre site pour toujours », explique le fondateur de la plateforme, Steven Arevalo. A ce jour, 4% des clients d’Obituare.com écrivent leur propre nécrologie « mais cette méthode se popularise peu à peu », ajoute-t-il.
Susan Soper, une ancienne journaliste installée à Atlanta, s’est, elle, recyclée dans l’écriture de nécrologies et a lancé en 2009 son entreprise, Obitkit. Le constat est simple : si de plus en plus de vivants souhaitent décider des informations que contiendra leur nécrologie, beaucoup peinent à trouver les mots justes pour la rendre enlevée ou touchante. C’est là qu’elle intervient (moyennant 150 dollars si le texte est court, et jusqu’à 1300 s’il s’apparente davantage à un mémoire). « J’en écris une en ce moment même pour un homme mourant qui veut que tout soit réglé avant qu’il ne parte. »
Pour elle, deux tendances peuvent expliquer le phénomène. D’une part, le renouveau du genre nécrologique, devenu « plus coloré, plus personnel, plus poignant, particulièrement depuis le 11 septembre 2001 ». D’autre part, le départ d’une génération qui veut soigner sa sortie : « Les baby-boomers aiment avoir le contrôle, observe-t-elle, et c’est là une façon d’avoir le dernier mot. » « Il y a un vrai engouement pour les nécrologies écrites par leurs propres sujets », à tel point qu’elle enseigne désormais ce genre particulier dans un cours pour adultes de l’université Emory, à Atlanta.
Preuve que les gens ont encore besoin d’être assistés dans l’écriture, comme le souligne également Katerina Cosgrove, une auteure australienne qui propose des services similaires dans son entreprise Live Life Twice. « J’ai l’impression que les gens ne sont pas encore tous prêts à sauter le pas. Il y a une lente prise de conscience autour de l’importance de la préparation à la mort, mais il faudra encore attendre une décennie pour que l’écriture de sa propre nécrologie se démocratise. »
Dans l’Hexagone, cette nouvelle mode reste très marginale. « Plutôt mal gré que bon gré, j’ai dû cesser d’exister en tant qu’être pensant, le 14 février 2005 », pouvait-on lire cette année-là dans le Bulletin de l’Amicale des anciens élèves des ENS, signé d’un certain Yves Marthelot, l’un des rares Français à avoir tenté l’expérience.
« Certaines nécrologies qui sont publiées dans la presse française ont en réalité été écrites par la personne dont il est question, avant sa mort, et sans que cela ne transparaisse pour le lecteur puisque ce sont des récits à la troisième personne, souligne Marie-Laure Florea qui a soutenu, il y a trois mois, une thèse en sciences du langage à l’Université Lumière Lyon II, consacrée aux nécrologies dans la presse française d’aujourd’hui. Ecrire sa propre nécrologie est le corolaire assez logique de la tendance actuelle à raconter sa propre vie, sur les blogs ou les réseaux sociaux. Mettre en spectacle son existence est une des préoccupations privilégiées de notre époque, que ce soit au cours de sa vie ou post-mortem, par anticipation. »
L’actualité s’invite quelquefois dans les adieux qui paraissent dans la presse. En août dernier, était publiée la nécrologie, rédigée à la troisième personne, d’Elaine Fydrych, une habitante du New Jersey. « Elaine est née et a grandi dans le quartier de Port Richmond à Philadelphie et était une enfant talentueuse pour danser, chanter, jouer du piano et du ukulele », a‑t-elle résumé. Quelques lignes plus bas, elle a conclu sur une touche très contemporaine : « A la place des fleurs, s’il-vous-plaît, ne votez pas pour Hillary Clinton ».
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